le monde merveilleux de lucien

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CHAPITRE SOIXANTE DIX SEPT


Au grand cartel du temps, le balancier s’épuise,
Hésitant entre hier et peut-être demain…
Quand le poète lyrique en joue à sa guise.
Il songe à Maria: voit son geste de main,
Qui caressant sa lyre, chante un tendre adagio.
Mais il n'est bien de temps que celui qui vainqueur
Murmure à l'une en pensant à l’autre là-haut.
Or, à s'entrevoir amant de plus de vingt cœurs,
Bon sang ne saurait nuire aux mots d’Amour charmeurs !

 



*

 


         Le temps qui avait vu naître Erzeré-Gabryel s’était-il joué de celui de Lucien ? Ce qui est certain, c’est que dans la dimension de Castel Anatha, le nouvel enfant dieu avait semble-t-il évolué indépendamment de ce concept terrien. Il était à présent physiologiquement et mentalement constitué à l'image d'un homme de vingt ans. Le moment de se présenter ainsi qu'il en avait été convenu était donc venu . L’endroit du rendez-vous sacré se trouvait à être accessible uniquement pour un jeune dieu Archange de sa trempe. En arrivant dans la zone habitable de l'étoile Gliese581 (une naine rouge située à quelque 20,30 années-lumière de la Terre, dans la constellation de la Balance) Erzeré-Gabryel manœuvra comme il faut la sphère afin de rejoindre directement la planète Neutralia-III.



         Outre la singularité d’un seul mais vaste et profond océan, elle présentait deux continents similaires à ceux existant sur Yäga, la planète sœur de Gaïa. Composée essentiellement de CO2, tout en étant pourvue comme il faut en mollécules d’eau, l’atmosphère de Neutralia-III, pouvait retenir assez de chaleur pour produire des nuages, des pluies, et donc des océans. Détail qui ne gênait en rien un être de lumière, qui est généralement capable de se passer d’oxygène à l’état gazeux durant ses voyages extraterrestres. Bénéficiant en outre d’une température constante d’environ 37°, l’exoplanète se montrait certes avenante, mais elle n'était effectivement habitable qu'à l'instar de certains êtres dépourvus du système énergétique des mitochondries, tels certains loricifères... À moins qu’ils ne fussent devenus consommateurs de gaz carbonique, et donc pourvus d'un anabolisme rappelant celui des plantes, l'on ne pouvait guère s'attendre donc à y rencontrer des êtres humains!... En filtrant trop intensément la lumière émise par son étoile, l’atmosphère dense, munie de son épaisse couche nuageuse, y entretenait une pénombre rougeâtre. Par ailleurs, la gravité était largement supérieure à celle que nous connaissons sur la Terre.



   Le Très-Haut avait tenu à ce que son fils adoptif voyage seul. Il restait ainsi entièrement libre de le rencontrer ou au contraire d’y renoncer. C'était pourtant sans hésiter que le jeune prétendant de lumière avait quitté la sphère protectrice de Gabryel afin de plonger nu dans l’océan.
Alors qu’il pensait en avoir atteint le fond, Erzeré-Gabryel ne trouva pourtant devant lui qu'un insondable abysse dont l’aspect noir absolu faisait songer à du néant. Présumant de s’être fourvoyé, il s’apprêtait cependant à continuer, lorsqu’une onde télépathique traversa sa conscience:

– Holà jeune écervelé! Quelle fougue! Serais-tu disposé à pénétrer une telle masse de matière noire sans prendre la moindre précaution? Lui indiqua clairement la voix qu’elle portait …
– C’est que j’avais presque oublié la composition de cette nature étrange, pour la bonne raison que je la croyais devenue rare dans tout l’univers, répondit le plongeur néophyte...
– Voudrais-tu dire ainsi que le Très-Haut tend à bientôt disparaitre?
– Je n’ai pas formulé cela, et puis l’entité suprême dont vous me parlez est avant tout faite de lumière il me semble?...
– C’est ce que tu crois?
– C’est en tout cas ce qui m’a été enseigné, et que je vais pouvoir vérifier en le rencontrant.
– Et bien: voici que cela se fait!
– Pardon?

         Ce n’est que lorsque la matière noire commença de s’élever qu’Erzeré-Gabryel s’aperçut de sa méprise… Cela faisait comme se comporte un colorant chaud, qui montant du fond d’un récipient transparent rempli d’eau froide, se délite en volutes. À ceci près que conjointement, l’océan dans lequel se trouvait le jeune dieu devenait de plus en plus lumineux.
C’est alors que la voix intemporelle du Très-Haut se fit entendre à nouveau:

– Tu es venu jusqu’à moi sans contrainte, et je bénis tes parents pour cela. À présent, voici que je vais te baptiser de mon corps. En faisant cela, je vais te donner beaucoup de ma puissance, car tu en auras besoin pour pénétrer dans l’au-delà de mon univers.

 

        L’océan se faisait de plus en plus lumineux. Bien qu’il ne respirât toujours pas, Erzeré-Gabryel eut l’ultime perception des gens qui se noient. Lentement, un fluide étrange entrait en lui. Cela forçait toutes les défenses de son être. Et il lui semblait qu'il allait couler comme une pierre. Sans rien pouvoir faire. Pourtant, ce sentiment de panique incontrôlable des derniers instants cédait doucement la place à de la sérénité pré mortelle. Puis il perdit connaissance.

 

¤
    
 

        Ô ronde déesse, quand tu veilles sur mes sommeils, m’endormirais-tu d’un demi-soleil? Dans ce monde océanique où chaque soir l'on se découvre atypique, est-ce ton alchimie sacrée qui rend le magnétisme non mimétique?… Comme la coulée mystique issue de néoplasticisme: rends-tu magique notre lit creuset tellurique?

Quand le chant silencieux de Séléné se mêle à de mystérieux champs de force, c’est peut-être pour mieux encore saluer la venue de quelque nouveau dieu et qu’alors, par sa lumière protégeant la terre, s’éclaireront d’autres regards neufs!

Pour tous les justes, c’est en premier par la spiritualisation que s'obtient généralement la venue de cet éclaboussant phénomène… Mais c'est aussi par cela que sur Terre se combat l’anxiété nocturne, et que la peur de ce qui est sombre tend à disparaître. Alors, pour l'idéalisation qui s'attend, toute crainte se voit absorbée par l’éther enfin associé aux pouvoirs du nirvana!... Ainsi un nouveau "Pacificateur" allait-il nous être donné… Et dès demain, son esprit réjouira-t-il jusqu’à ceux qui vivent mortifiés de l’autre côté de l’univers: sublimeront-ils ce messie ?... Quand bien, pris dans la fange de l'incommensurable détresse humaine, tout désespoir cessera-t- de résonner en nous tel un glas fantôme ?…




*



– Grand-Père Gabryel, c’est étrange, mais j’ai eu tout à l’heure la vision d’un jeune humain frappant à notre porte. Or, lorsque j’ai ouvert, il n’y avait personne.
– Cher Erzeré-Gabryel, celui-là reviendra bientôt car il se trouve qu’il est déjà présent dans l’accomplissement de ton destin.
– Quand même… Et vous mes parents, ne trouvez-vous étrange que le Suprême se soit contenté de me renvoyer sur la terre à l’issue d’un bien curieux bain qui m’a paru tant périlleux?
– Ce qui pourrait me surprendre mon fils, lui avait répliqué Habygâ, c’est l’aisance et la rapidité de tes déplacements depuis que tu es revenu. De son vivant, Erzeréchnénide dont tu portes en partie le nom, nous avait habitués à des prouesses, mais pour toi c’est très différent. Tu me sembles devenu non seulement capable d’omniprésence, mais de surcroit, te voici aussi impétueux que ton père! Et cela au point d’en être imprudent. Ainsi, à peine as-tu détecté la présence d’un intrus que déjà tu lui ouvrais la porte!  
– Mère, j’ai parfois le sentiment que mon corps ne m’appartient plus que partiellement. Et toi mon père. Qu’en dis-tu?             
– Ce que j’en dis mon fils, c’est que tu nous es revenu complètement nu, et que c’est ainsi que nous t’avons trouvé prostré sur la terrasse, plus mouillé qu’une pluie torrentielle. Ceci ayant eut lieu trois semaines terriennes avant même le retour de la sphère vide, dont tu n’as plus besoin pour traverser l’espace, puisque tu dédaignes aussi les vortex. Certes, ta mère et moi pouvons faire aussi cela, mais sur des distances relativement limitées. Tandis que toi, tu me sembles devenu capable d’utiliser l’énergie sombre pour te rendre instantanément avec elle au-delà de l’univers connu!
– Père, il me revient soudain que mon autre père m’a dit: « voici que je vais te baptiser de mon corps. En faisant cela, je vais te donner beaucoup de ma puissance, car tu en auras besoin pour pénétrer dans l’au-delà de mon univers»
– Ehbien, fit remarquer Gabryel: nous savons au moins ce que le Très-Haut attend de toi. Ainsi je suggère qu’en compagnie de Néphysthéo, nous nous rendions sans tarder auprès de Junyather, afin de le consulter.



*



         À peine la sphère avait-elle traversé les trois atmosphères de la planète Jupiter, et accosté l’un des douze sas donnant accès au gigantesque anneau translucide, que ses occupants furent invités à se rendre auprès du dieu suprême qui est Grand-responsable de ce côté-ci de la Voie lactée:

– Mes enfants, sachez en premier que je ne suis pas surpris de votre visite, car je vous attendais. Je vous confirme en second que vous allez devoir quitter cette galaxie.
– Voyons, ne put s’empêcher d’intervenir Erzeré-Gabryel, qu’avons-nous fait qui vous ait déplu au point que vous bannissiez votre propre famille?
– Jeune impétueux, me diras-tu d’où te viens cette aptitude à couper la parole de ton bisaïeul! Il me semble évidemment que tu n’as pas manqué de calquer certains comportements humains vaniteux. Ferais-tu fit des recommandations des derniers sages de la terre!

Puis, se ravisant…


– Je reconnais bien là le droit que s'attribuent les Seigneurs, mais tout de même fiston, ta jeunesse t'excuse, et après tout, cela n’enlève rien de ta représentation semi-humaine du Très-Haut de lumière. Alors je vais t’instruire de ce qu’il m’a dit à propos de ce qu’il attend de toi. Mêmes si ton père, Néphysthéo, ayant connaissance de cela, aurait pu le faire aussi bien que moi… mais il se trouve que même chez nous doit régner un semblant de hiérarchie. À moins que l’on souhaite que l’univers entier n’en revienne aux balbutiements de son premier chaos! Cela dit, personne n’ignore aujourd'hui que le processus d’accélération de l’expansion de l’univers risque fort de s’emballer. De cela, même les astrophysiciens de la Terre s’en inquiètent. Or il reste que leur soleil mourra bien avant. Cependant, il se trouve que peut-être, nous pourrions, sinon inverser, au moins ralentir ce phénomène. À la condition de savoir comment! Pour cela, il conviendrait, je pense, de commencer par visiter l’envers du décor… Je m’explique: vous trois, avez certainement été instruits comme je le suis de l’existence du Suprême des ombres. Ce premier frère est presque l'équivalent du Suprême de Lumière qui l’a voulu ainsi fait pour équilibrer les forces universelles. Il est le bâtisseur entre autres mondes, de la contre-galaxie Skhyzappée. Elle est entièrement constituée de débris de toute sorte, qu’il a agglomérés par de l’énergie sombre. C'est de cette galaxie fantôme que sont venus L’HOMBRE et Athaânas. Votre mission consistera à la trouver pour en pacifier les dix exo mondes qui s'y rattachent de près ou de loin. Vous y constaterez naturellement, que neuf d’entre eux sont respectivement administrés par les neuf autres fils que s’est créé le dieu des forces sombres, alias dieu de l’envers, alias Suprême dieu des Ombres dont il a hérité de son frère: notre Suprême de Lumière. Je précise que sur le dixième exo monde vous risquez de retrouver Athaânas… Voilà mes enfants: je sais que l’un d’entre vous n’a nul besoin d’un véhicule pour se rendre sur place. Cependant, comme il est plus prudent de l’accompagner, je vous suggère d’utiliser ma propre sphère. Elle est de beaucoup, plus performante que la vôtre, car capable de transiter par les trous noirs sans subir le moindre échauffement ou risque d'absorption, ni même communiquer sur vous aucun désagrément de chaleur ou de refroidissement. Sachez qu'elle saura aussi vous mettre à l'abri de la désintégration incontrôlée. Vous la trouverez prête au niveau de l’embarcadère céleste N° 12. Je vous conseille de vous faire accompagner par Morganie. La présence d’une jolie déesse guerrière peut parfois infléchir l’agressivité d’un chef guerrier belliqueux. Certes, j'ose espérer pour vous qu'ils ne le sont pas tous… Pendant que vous effectuerez cette mission, et en vue de la compléter d'une autre à partir de la Terre, je suggère qu’Habygâ se mette en rapport avec un couple d’humains qui va se former. La déesse saura de qui je parle. Pour le moment, vous n'avez pas besoin d'en connaitre davantage. Je vous dirai pourquoi par la suite. Voilà, c'est tout. Mes enfants, je vous souhaite bonne chance, et surtout soyez prudents.

 



¤



   
         Bien décidé à tester ce qu’il pensait n’avoir été qu’un rêve, Lucien s'en était allé tout droit jusqu'à l’emplacement de la grenouillère. Mais rien n'avait changé. Elle lui semblait immuable… Identique à ce qu’il connaissait d'elle.
À présent, il se trouvait à l’endroit précis où il avait failli de peu s’envaser la dernière fois plutôt que risquer se noyer dans l’eau verte, décidément trop peu profonde pour vraiment l’inquiéter. Moqueur en lui-même, il avait acquis la quasi-certitude d’avoir un peu aidé son égo à développer un scénario. Il en avait pris l’habitude, pour justifier l’image mentale de Maria dans ses demi-sommeils, il se surprit même à dire :

– Ponton est-tu là ?... Si tu es là : montre-toi !

Puis il se mit à rire nerveusement. Ça n'était pas du tout comme lorsqu’on a fait une farce à quelqu’un. Il s’apprêtait toutefois à tourner les talons lorsque l’étrange phénomène se produisit. Oh, naturellement, l’objet convoité semblait aussi vaporeux qu’un mirage qui tout de même l’intriguait! Alors, s’accroupissant, il entreprit de plonger sa main dans cet espéce de brouillard. Mais ce qu’il sentit le sidéra. C’était comme si une force éléctro-magnétique s’était interposée. À la fois plan et dur, cela l’empêchait d’accéder à ce qu’il voulait !

– Lucien, si tu veux pénétrer dans l’autre monde, il te faut faire preuve d’un minimum de foi! Sans quoi jamais tu n’y parviendras.

Lucien eut soudain le sentiment que la voix qu’il avait pris l’habitude de créer dans ses rêves se trouvait pour cette fois non pas à l'intérieur, mais hors de sa conscience.

– Enfin Lucien, daigneras-tu lever les yeux du bout de tes souliers pour nous regarder en vrai!? Ou bien serait-ce que la vision d’une femme simple mortelle, bien qu’accompagnée de sa sœur déesse, te serait insupportable?

   Vêtue comme dans ses rêves, la belle se trouvait environ à soixante-dix coudées de lui. Plus exactement: au-delà de la grenouillère, comme lévitant à un bon mètre du sol. Et puis, contrairement à ce qu'elle venait de lui dire, il semblait bien à Lucien qu'elle fût seule…

– Rappelle-toi Lucien: le perron que te montra Belzéé… pense-le très fort.

Et c’est ce qu’il fit… Alors, comme un artiste dessinant de tête l’esquisse d’un nouveau tableau, notre poète repensa aux marches de pierre sous la terre… Et elles commencèrent à se préciser cette fois sous les pieds de Maria. Puis, son imagination aidant, il vit, d’abord vaporeuses: deux autres jambes superbes, campant des hanches bien galbées. Lesquelles laissant supposer être porteuses d'un buste bien fait… C'est ainsi que peu à peu, Maria-Luce lui était apparue à son tour. Elle était absolument ravissante. Plus grande que sa sœur de dix bons centimètres, elle se distinguait du clair-obscur par l'effet étonnant d’une aura resplendissante. Elle fit un large geste de ses deux bras, pour globaliser la scène. Apparurent alors le lac et les deux pontons, dont le bois semblait avoir rajeuni. Et tout contre celui qui se trouvait sous les pieds de Lucien, se tenait une barque verte au ventre blanc. Alors, se laissant gagner par l’enchantement, il s’y installa sans plus d’hésitation.

 Au fur et à mesure qu’elle s’approchait de l’autre rive, Castel Anatha se matérialisait dans son entier. Pierres, terrain, et nature: tout se conjuguait peu à peu. Cela lui rappelait ces cartes postales. Ultimes témoins de carton-pâte, montrant encore des lieux autrefois paradisiaques, dans lesquels notre sympathique pelleteur de nuages n’avait jamais mis les pieds. Sinon que peut-être, s'ils avaient été connus de son esprit: c'était lors d'autres karmas qui les avait sauvegardés, comme mémorisés, avec ce qui est transmissible entre les humains de gènes à gène.

L’accostage s’était déroulé sans le moindre problème. Lucien avait suivi sans réfléchir le mince ruban de gravier qui crissait sous son pas. Puis il avait commencé de gravir le large escalier de pierre bleue qui menait au perron. Mais c'est lorsqu’il s’apprêtait à questionner les deux femmes qu’il voyait cette fois de dos au moment où il avait fini par les rejoindre, que Maria avait doucement tourné la tête et posé un doigt espiègle sur ses lèvres, tandis que d'un geste à l'aveugle, sa sœur invitait le jeune homme à leur emboiter le pas.

Il semblait au poète que le bruit, lorsqu'il fut émis trois fois par le heurtoir de bronze retombant sur le socle de métal protégeant le bois de l’imposante porte de vieux chêne, devait probablement s’entendre jusqu’alentours… À moins que dans ce monde, seuls les êtres qui étaient admis à le pénétrer pussent en percevoir les sons qui s'y produisaient. Et puis, comme dans son rêve, il y eut des frôlements furtifs. Et alors un loquet coulissa…
À peine l'obstacle de vieux chêne se fut-il effacé, qu’apparaissait une troisième femme, blonde, et plus sublime encore…. Sa longue chevelure ondulée encadrait délicatement un visage d’ange aux yeux pers, qu’éclairait une aura couleur de diamant. Habygâ ne prononça aucun mot. Les présentations mentales avaient eu lieu avant. Faisant volteface à son tour, elle s’engouffra dans le spacieux corridor. Le sol, qui était fait de la même pierre que le perron, semblait la porter sans qu'il y ait besoin du moindre contact de ses pieds. Alors le trio la suivit. Et le lourd battant se referma en gémissant sur ses gonds.

   Cependant qu’au dehors la réalité du monde des humains, qui était restée insensible à l’ouverture émotionnelle de Lucien, vit alors sa propre porte temporelle disparaître. Ceci se produisant en même temps que l’obnubilée planète moribonde réinstallait le cours insidieux de ses artefacts immondes. Or, bien qu’il marchât à la manière d’un zombie, le poète avait pu suivre l'évolution silencieuse des trois femmes jusque dans le grand séjour du manoir. Habygâ leur indiqua le centre de la pièce où trônait une table monumentale. Et chacun entreprit respectivement de s’installer sur une des lourdes chaises, dont l’assise et le dossier étaient recouverts d'un épais cuir noir solidement maintenu par des clous de cuivre. Quelque peu resté en retrait, Lucien qui ne percevait rien du dialogue silencieux, s’était mis à contempler le décor. Il passa mécaniquement devant la vaste cheminée ardennaise. Puis il s’arrêta stupéfait devant la grande tapisserie:

– Fichtre, madame: vous êtes aussi très jolie en Dame brune!
– Voyons monsieur, le tempérait aussitôt la Déesse Maria-Luce: je ne vous ai pas fait venir jusqu’ici pour désobliger la grande Déesse Habygâ!
– Ainsi Madame, vous n'êtes point muette!
– Laissez-donc ma sœur… le défendit Maria: Lucien est novice parmi nous. Nous devons être indulgentes… Et puis il n’a probablement pas suivi notre conversation mentale. De plus il ignore tout de Morganie.
– Monsieur le poète: vous avez devant vous un portrait de ma tante, et, comme le fait de vous dire pourquoi elle me ressemble serait trop long, je vous prierai d'abord de bien vouloir nous rejoindre, lui précisa Habygâ, car voyez-vous, si vous semblez encore nous penser irréelles, en revanche, votre esprit sait que c’est faux…
– Madame, j'admets volontiers que je vous dois des excuses. Il se trouve néanmoins que votre silence m’ayant dérouté, j’avais grand besoin de vous voir réagir. Ne serait-ce que pour me prouver que je ne rêve  plus depuis que je vous vois toutes trois: plus belles que des anges et…
– Viens Lucien, assois-toi près de moi, lui enjoignit Maria.

Elle le créditait d’un sourire qui était certainement capable de rendre le poète éperdument amoureux…

Lucien ne répondit rien. Ce n'était pourtant pas dans son habitude d'éviter la conversation. Mais il se produisait qu'à ce moment-là son esprit était ailleurs, mêlé par osmose, à l’ombre qu'il souhaitait bénéfique. Et puis la phrase rassurante de Maria l'aidant, il tendait à s’imaginer d'être bien à l’abri dans son bunker, ou plutôt sa caverne… Pourtant quelque chose le tracassait. Il avait conscience d’être allé une nouvelle fois beaucoup trop loin dans sa quête de l’inexpliqué…
Tout en s’approchant de la chaise désignée, il s’inquiétait à présent de ce qui avait bien pu le conduire à venir jusqu’ici. Il lui semblait évident que par le fait de cette autre hardiesse, sa vie était en train de basculer… Là, dans cette pièce, bien trop grande pour être intime. Il sentit doucement ses jambes l’abandonner, en même temps que sa conscience l'emmenait par la main jusque dans le jardin de ses rêves… Et il serait certainement chu, si Maria s’en apercevant ne s’était brusquement levée pour l’aider à s'installer!

– Et bien, ma chère sœur, s’exclama Maria-Luce: je ne te savais pas capable de tant d’effet sur un homme!
Et puis toutes trois se prirent à rire… Sauf notre Lucien, qui décidément se sentait complètement largué!


 

*



16/11/2021
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