le monde merveilleux de lucien

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CHAPITRE QUARANTE TROIS

 

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      La notion de "temps paradoxal" peut être révélatrice de la source d'un monde que l'on s'imagine virtuel alors qu'il serait réel, mais aussi riche de vortex, de tunnels, et autres chemins qui permettraient alors de se déplacer dans l'espace sans en subir la durée généralement utile à l'acte… Mais il nous faut admettre qu'elle ne saurait être représentative de la perfection; en ce sens que L'espace-temps subit parfois l'ouverture de failles, dont la causalité imputable notoirement à la part d'aléas dont il faut tenir compte, se doit de n’échapper à la vigilance et qu'il convient de le réparer rapidement. Car faute d'être immédiatement colmatées, ces fenêtres fugaces, pourraient bien permettre à des humains initiés et doués, d'y voir des « flashs-lucarnes » intemporels, tandis que d'autres, comme Ashneene, y font s'insinuer l'intelligence de l'esprit...

 

C'est ainsi que revenue vers nous par le jeune corps d'un autre Lucien, c’est bien la même âme qui allait rencontrer le même ange déchu qu’autrefois... Mais ne sachant trop si les intentions de cette puissante entité au comportement complexe étaient ou non amicales, Ashneene avait rappelé son fils dans le temps présent, afin de le protéger plus sûrement d'un possible maléfice.

Alors la séance de régression avait été suspendue, et le jeune poète avait pris congé de sa mère, puis quitté la ville aseptisée. Après quoi il s'était attardé à l'extérieur, et c'est même d'un pas nonchalant que le long de la rivière étiolée, il avait comme elle musardé.

 

Quelques kilomètres plus loin, il avait longé la périphérie d’un modeste enclos, tandis que des moutons affamés et curieux s’étaient rapprochés de lui… c’est ainsi qu’il était arrivé devant une maisonnette disposant d'une courte cheminée soigneusement briquetée de rouge et jointoyée de blanc, d’où s’échappait la maigre fumée ocrée d'un feu qui n’avait rien de virtuel, laquelle sous la forme d'une mince traînée s'effilochant, semblait vouloir questionner le ciel. Un peu comme s'il lui fallait obtenir quelque improbable autorisation avant de s'insinuer entre deux lambeaux de vapeur carbonée qui stagnaient, parmi d'autres dans le triste sein nourricier d'une brume spectrale...

 

– Ta venue est comme un soleil au cœur qui m'aurait été directement envoyé des cieux, lui dit son père en ouvrant la porte avant que Lucien n'ait eu le temps de s'annoncer…

– Mais ils restent autant gris et rebutants aujourd'hui que les pluies acides d'hier, répondit Lucien.

– Pourtant, reprenait déjà André, tu es probablement celui parmi les humains, par qui peut renaître, au moins par ici, l'espoir d'une ultime négociation entre la nature des hommes et celle de leurs dieux…

– Père, ta philosophie est bonne, mais pourquoi t’obstiner à vivre ainsi dans cette ruine, alors qu'à la ville, tes dons de voyance auraient pu te rendre suffisamment riche pour obtenir un logement décent?

– Ta mère a choisi le confort d'une vie centenaire outrageusement aseptisée: mais toi, fils, tu seras bientôt du même côté que moi pour agir dans l’ultime sauvegarde de ce qui reste de la nature agonisante.

– Pour le moment, je dois terminer mes études supérieures de biologie. Après quoi j’intégrerai un laboratoire de recherches pour les justifier... Alors pour ce qui est de la vie d'ermite...

– Tu n'es pas venu ici par hasard: alors, je t'écoute.

– Comme on ne peut rien te cacher... Eh bien, voilà...

– Tu as vu Belzéé...

– Mère m'a assuré qu’autrefois il s'agissait d'un ange...

– Bah ! Ange déchu ou démon, pour moi c'est la même chose !

– Tu es incorrigible papa… il n'y a rien d'étonnant à ce que toi et maman vivez séparés !

– Je présume que tu souhaites en savoir un peu plus sur ton passé, alors il est normal qu'elle t'envoie vers moi.

– Vous les « vieux » ne savez donc vous parler autrement que par ambiguïté réciproque? Franchement, entre un père lisant dans mon devenir ce qu'il sait apte à m'éclairer sur mon passé, et une mère sensée pratiquer la régression, mais qui me rappelle au présent, j'avoue que la situation est plutôt kafkaïenne. Ne crois-tu pas?

– Allons mon Lulu, ne fait pas ta mauvaise tête et viens donc brasser les tarots.

 

Lucien manipulait les cartes avec dextérité, il les disposa méticuleusement sur le tapis de table, par rangées horizontales se correspondant verticalement, veillant à ce qu'aucune figure ne soit visible. Puis il toucha certaines cartes. Agissant moins au hasard que par intuition, d’un mouvement glissant demi circulaire qu'il obtenait à l'aide du pouce et de l'index, de façon à renverser des figures à l'aveugle. Puis, toujours sans les montrer, il les regroupa en suivant le plan vertical, jusqu'à former des tas qu'il superposait ensuite pour ne plus en former qu'un seul. Quand cela fut obtenu, son père prit le paquet entièrement reconstitué de ses soixante-dix-huit cartes (toujours faces cachées).

 

Après en avoir compté quatre il les écarta, puis il déposa la cinquième sur la table, tout en la retournant pour rendre la figure visible... Faisant comme ceci jusqu'à exposer trente-deux cartes. Il les disposait l'une à côté de l'autre de façon à constituer quatre rangées de huit cartes, qu'il commença à interpréter en se concentrant sur la septième, et ainsi de suite:

 

– Voici le chaos retourné: tu feras preuve d'esprit et de talent... Il est disposé entre un roi et une reine, succès probant, liaison positive… Ah: le Ciel retourné: étonnante rencontre, illumination... avec le seize... Prodige!… L'ange de l'apocalypse retourné: hum... Près du vingt-neuf... Tu ne dois pas fuir tes responsabilités, et ne jamais abdiquer… La Papesse droite: Une femme irréprochable à tous points de vue vient à toi; avec le soixante-quinze, il s'agit d'une consultante...

– Ce sera suffisant pour ce cas de figure, dit encore le père de Lucien, et d’enchaîner: Je pense qu'il te faut d'abord rencontrer cette femme irréprochable, car elle t'informera de choses importantes...

 

André retournait et ramassait à présent les cartes qui avaient été utilisées. Il les remit au-dessus du paquet, puis il invita Lucien à couper avant de les étaler pêle-mêle, en prenant soin de les disposer sur la table, avec la face imagée cachée. Alors il les brassa en les faisant glisser par un mouvement circulaire, après quoi, il invita son fils à en retourner une au hasard:

 

– Tu trouveras cette femme au bord, ou dans un étang...

– Père, il y a belle lurette que tous les étangs sont pratiquement asséchés! Alors pour la belle sirène, c'est raté!

– Choisis une autre carte... Cela se confirme... Mais tu dois trouver la bonne dimension, je t'ai appris à user des ondes parallèles, sers-t’en mon garçon! Et puis, tu sais comment il convient de chercher l'eau qui n’est pas visible... À présent, voyons… le ciel retourné... Retourne une autre carte... Hum... Les trois écus... Tu rencontreras un étranger célèbre pour ses titres, mais sans fortune... Retourne une autre carte… Le soleil d'or!... C'est la meilleure des cartes: pour son influence positive! Voyons encore… à présent voici de nouveau le chaos… Tien?... L'alchimiste! Pourtant, je ne vois aucune folie dans ton jeu, bien au contraire!... Retourne une autre carte... ça se confirme... Avec la liaison positive, peut-être qu'il s'agit d'un de ces cultes… serait-ce celui d'Ardvina qui réapparaîtrait?... Maintenant: voyons ce que Belzéé te veux... Ou plutôt cet Ange de l'Apocalypse qui le montre. Je sais qu’il t'inquiète un peu... car il est, il me semble, l'objet primordial de ta visite... Retourne une carte... Les dix écus... Quelque chose de toi aurait-il cohabité avec ce monstre? Retourne en une autre... L'écuyer… Quelque chose ou quelqu'un se cache derrière ce valet de Belzéé... Ses dehors sont plus qu'honorables... Vite, une autre carte... Comment est-ce possible!... Encore un autre... Tu... Va... Rencontrer un dieu blond... ou une déesse rousse... Peut-être même les deux!!!

– Qui sait père... S'ils ne nous ont pas abandonné…, à moins qu'il n'advienne, par une éventuelle confirmation de leur présence, que renaisse l'espoir d'une possible remise en question de l’humanité prédatrice de la nature végétale agonisante…

 

¤

 

 

 

 

Ouverte par l'esprit perceptif de tout être,

Il y a forcément mieux qu'une image offerte.

Cette fenêtre donnant jour sur le paraître:

C'est la probité qui s'observe découverte.

Dans les pays bleutés de ma pensée humaine,

Fleurissent des jardins peuplés myosotis.

Leur cœur joyeux regarde vers mon ciel amène,

Quand les anges dieux amoureux s'en divertissent.

Hors propos du grand bêtisier de l'univers:

Sans lune il n'est rien d'astre qui fasse équilibre.

Ce qui vient du canon revolver de l'envers,

N'apporte la mort qu’à ceux qui mal la calibrent !

Ceux-là diront à qui se pense à son jeune âge,

Victime adepte du désœuvrement en tout,

Qu'il est forcément lourd comme un fardeau bagage,

Sur d'autres dos déjà voûtés qui sont dessous.

Pauvres quelque chose de quelqu'un pour ajour,

Leur juste lumière qui se mire béate

Dedans sa propre source au lever du toujours,

Éclaire l'amour sang dans mon cœur écarlate.

 

 

      À l'instant précis où il se matérialisait, l'ange dieu Néphysthéo en était resté à converser avec son propre esprit. Il se retrouvait donc toujours assailli par le même flot naturel de pensées qu'il confiait encore à la déesse Habygâ…

 

– Me diras-tu pourquoi ma chérie, avoir choisi de revenir dans un lieu qui me semble totalement dépourvu de vie, si ce n’est la nôtre et celle de la flore... À moins que… Non! Décidément, en dehors de ce qui s'y oppose, et que ce monstre m’a enseigné après m’avoir arraché immature à mon berceau: me soustrayant du coup, à l’instruction d'une mère porteuse qui s'en révéla finalement complice, celle-là se disant qu'alors, cela ferait de moi un puissant, mais à condition d'abstraire ce pourquoi je fus fait... Pourtant, elle ne devait ignorer qu'en cela, je serais promis d'agir inversement à ma propre nature, car participant à fonder ou accréditer, un avenir terrestre qui serait assurément démoniaque!

– Ce n’est peut-être pas si mal mon chéri, car cela pourrait bien te servir... Notamment s’il advient que nous devions combattre une autre pulsion incontrôlée émanant de l'univers Bulle. Ce qui s'est déjà produit peut revenir encore. Et pourquoi pas s’introduire en passant par la même faille que L'Hombre a probablement provoquée en jaillissant d'un trou noir qui est capable de s’inverser même partiellement, dans un temps à la durée infinitésimale. Cela permettant au côté sombre de l’univers d'obtenir une porte d'accès vers le nôtre. Souhaitons toutefois que ce « quelque chose » que d’aucuns jugent hâtivement comme toi, résolument démoniaque, s'il revenait après visité d'autres enfers, se résume cette fois à une simple épreuve test... Et puis, il se trouve que par ce que tu as vécu bien malgré toi, tu as acquis un don puissant que je n’ai pas.

– De quel don veux-tu parler ma chérie, et puis, quelle est ce jugement qui ne te ressemble pas? Si la crainte d'une nouvelle attaque ne se fonde que sur l'intuition, pourquoi la contredire au point d'en minimiser les risques? En disant cela, nous contribuerions à tolérer ce mal que j’ai servi contre toi alors que je n'étais plus moi?

– Ce côté d’où vient la nuit céleste et que tu nommes « le Mal » est à contrario de nous, le constituant principal de la matière invisible dite sombre ou noire. Si dans un fondement pourtant légitime, il est opposable au concept de la lumière: bien que redoutable et redouté il est pourtant nécessaire à maintenir l’équilibre du grand balancier des forces de l’univers. Sans lui comme sans nous, il est probable que rien de ce qui se crée d’abord imparfait, puisque primaire, n’aurait d'avenir possible qui le conduise à une version plus élaborée. Et puis, cet autre don qui s'ajoute à celui que tu as d'inné, ce pouvoir de pénétrer le corps et d’endommager l’esprit de qui s’oppose à toi, je ne l’ai pas non plus. Et puis je ne peux communiquer avec ton esprit qu'à condition que tu l’acceptes, tandis que toi, tu as prouvé que tu disposes d'assez de force mentale pour menacer Satan et même le détruire de l’intérieur, par conséquent si tu peux le faire sur lui tu peux agir avec moi de la même façon.

– Je t’aime trop pour cela, je préférerais plutôt me laisser détruire que de te faire le moindre mal, ou encore, je choisirais certainement de disparaître à jamais de ton univers, si je venais à l'encombrer de nouveau en quoi que ce soit qui te déçoit.

– Ça non plus je ne peux le faire, lui renvoya aussitôt Habygâ qui s'était soudain délicieusement parée de l'un de ses plus beaux sourires.

– Tu veux peut-être dire disparaître comme je l’ai fait quand tu m’as vaincu? Ce n’est, tu le sais, qu’un des tours de magie dont est capable ce diable de Belzéé, et que je peux facilement t’enseigner!

– Alors, disons pour clore sur une vision typiquement naturelle, qu'en amour même un dieu, s’il est comme toi muni d’un corps pareil à celui de l'homme, malgré le fait que tu fusses directement conçu parmi les dieux et par eux comme l'a été mon père: en subit comme moi qui naquis sur la terre d'une mère née humaine, les mêmes conséquences amoureuses jusque dans son esprit. Aussi, aucun de nous n'est certes pas insensible à ses pulsions de désir charnel et autre libido. Ce qui fait qu'en cela, tu ne peux rien refuser à ton épouse, même si elle s'avère comme la plus humble des muses…

– Et tu as parfaitement raison... Quoique... S'il s'admet que « ce que femme veut, dieu le veut » alors ma mie c'est que d'un commun accord nous le voudrions tous deux...

Ainsi en avaient malicieusement convenu l'ange dieu et la déesse de lumière. Alors ils étaient restés longuement et tendrement enlacés. Comme si de nouveau leurs particules s'étaient dissoutes pour mieux se mêler l'une-l'autre. Pareil que tout à l'heure, alors qu'ils l'avaient obtenu, réussissant au possible l'aboutissement sacré qui permet l'acte de téléportation, par lequel l'énergie complexe et la matière déifiée se confondent dans l'omniprésence cosmique.

 

¤

 

      Les propos que le père de Lucien lui avait adressés eurent pour résultat de tranquilliser son fils. Il l’avait embrassé et remercié, et puis il était ressorti et avait repris son cheminement. Parmi les révélations des Tarots, c’était peut-être cette histoire de femme et d’étang qui l’avait le plus troublé… et c’est peut-être ce qui fit qu’il s'approchait maintenant d’une grenouillère qu’il savait située au bout d'un sentier chichement moussu. Il se plaisait à l'emprunter en s'imaginant autrefois la forêt, telle que sa mère, qui l'avait connue encore verte dans son enfance, la lui avait décrite… Ce jour-là était cependant différent des autres: la grisaille s'estompait peu à peu du ciel qui pour une fois se montrait bienveillant! C'est ainsi qu'un rai de soleil complice, qui avait su percer l'atmosphère polluée, lui montrait cette fois clairement, mais plus loin, l'image d'une île que le temps avait rendue depuis longtemps inaccessible, même en barque. Cela à cause de la lise réputée mouvante et profonde qu'il aurait fallu de toute façon traverser pour atteindre ce qui de toute façon n'était qu'une une zone marécageuse circulaire sans intérêt, chichement pourvue d'une eau noire, dans laquelle ne vivaient plus guère que des crapauds se gavant de dytiques, qu'ils se disputaient parfois avec quelques rares anguilles probablement inconsommables. Certes, la vision peut sembler banale, mais le jeune poète aimait pourtant cet endroit. Il l’embellissait même, par celle figurée, d'une oasis de verdure qu'il s'appliquait à peupler par son talent d'imagination. C'est ainsi qu'il y voyait comme en mirage, tout ce qui lui manquait cruellement de véritable. Réinventant flore et faune, tel qu'il s'en faisait inconditionnellement la promesse de le faire de son mieux plus tard, afin de les revoir ici en vrai. Il ignorait pourtant à ce moment qu'un peu de cela avait été préservé, mais ailleurs maintenant, et dépourvu de liberté car prisonnier de ces parcs que l'on avait installés sous des dômes translucides...

Il n'avait pas choisi d'étudier la biologie par hasard. Il l'avait voulu par vocation. Ainsi, bien qu'au premier regard, il lui était facile de confirmer l'épouvantable état que la forêt d'alentour laissait voir, en revanche la nature qu’il s’imaginait bientôt revivre ici lui apparaissait mentalement aussi belle qu'une icône. Il s'en inspirait voluptueusement. Faisant croître la complicité d’un vaste sentiment de quiétude qui le rendait propre à la méditation. En fait, l'endroit lui renvoyait l’embellie furtive qu'une image passagère imprimait sur la rétine de ses yeux, sans qu'il ne puisse s'expliquer comment ni pourquoi.

Alors, comme à l'accoutumée, il s'était assis à même le sol, à l’extrémité d’une langue de terrain vaguement caillouteux qui lui permettait de se trouver au plus près de l'eau noire. Laquelle se montrait à peine piquetée çà et là de restes végétatifs. Quoique tout de même distante de cinq bons mètres par rapport à Lucien. Il se plaisait à admirer le ballet ravissant d’une libellule que lui seul savait voir, quand quelques bulles d'air vicié montèrent depuis le fond vaseux. Elles allaient, hésitantes et zigzagant, avant de crever à la surface d'un liquide trop paisible pour être vrai. Et puis cela s'accentua. Jusqu'à produire un véritable bouillonnement qui attirait cette fois intensément le regard bleu du jeune poète. Remplaçant du même coup son illusion d'optique par une autre, faite de pseudo réalité.

 

– Celle-ci doit être de belle taille, se dit Lucien, s'attendant à voir émerger le dos d'une anguille probablement résolue, comme lui, à profiter du soleil. Mais lorsqu'il lui sembla qu'autre chose faisait carrément se modifier le fond, alors il se leva d'un bond, puis il esquissa prudemment plusieurs pas en arrière...

– Bon sang, reprit cette fois de pleine voix le jeune poète: qu'est-ce donc que cela?

 

Ce qu'il vit émerger en premier lui fit d'abord penser qu'il s'était peut-être assoupi... Qu'il allait certainement se réveiller... Mais il se trouvait debout: et dans cette posture, toute situation de somnolence lui était impensable! Et pourtant, ce qu'il voyait était à présent indéniable... Il s'agissait d'un buste de femme! Et quelle femme! Ravissante à en mourir d'amour! Aucunement maculée, ni par la lise, ou même l'eau stagnante. Alors, il admit que sa mère avait raison, et que le don de voyance qu'avait son père pouvait parfaitement coïncider avec celui de son propre héritage génique...

 

¤

 

 

      Bien que de son côté le couple dieu se fut réintégré au centre de la baie sans aucun problème, Néphysthéo se demandait encore pourquoi son épouse avait choisi de revenir dans ce lieu plutôt que d'en découvrir un autre, et pourquoi aussi, un dieu Ange de sa trempe ne percevait apparemment rien d’autre ici que le mouvement métronome de quelques vagues discrètes… Alors que d'habitude, sur la planète Terre, pas même le souffle d’un minuscule Pillywiggin de la forêt n’échappait à la sensibilité de son ouïe sur-développée.

 

– Je crois deviner à quoi tu penses, lui dit soudain Habygâ.

– Eh bien oui, je reconnais aussi en toi cette puissance d’esprit dont disposent les dieux supérieurs mais qui me fait défaut, et…

– Voyons mon chéri, ce dont tu fais allusion n’est guère que de l’intuition féminine! Et puis, comment peux-tu imaginer qu’un jour je puisse devenir l’égal d’un dieu tel que l’est mon grand-père, et qui capable de contact direct avec le Suprême?

– Je ne peux l’expliquer, je le ressens, c’est tout… et puis, il me vient aussi à l’idée que la puissance libérée d'Athséria qui se retrouve en toi, fait de ta personne un lien galactique qui est utile pour dispenser la lumière des dieux justes… et que ceci a peut-être quelque chose de commun avec ton irrésistible ascension.

– Certes, ce que tu avances me permet d'avoir maintenant accès à des portes qui, en s'ouvrant spontanément devant ma nature, m'offrent le pouvoir très confortable de voyager hors du temps par l'espace intergalactique. Mais je ne suis pas seule à y avoir accès, car, outre mon père pour sa filiation à Junyather, il arrive qu'elles se trouvent franchissable aussi par quelques autres déesses et même, par les muses des poètes. Certes ces passages peuvent s'ouvrir plus ou moins pour ne permettre qu'à certaines déités dont je crois être, d'aller beaucoup plus loin que les muses par l’univers en son entier. Mais cette irrésistible escalade dans la connaissance spirituelle, bien qu'elle soit assimilable à ce qui est proche de la raison virtuelle, me fait parfois côtoyer la peur de n'en pouvoir revenir.

– Ainsi tu pourrais même le rencontrer…

– Rencontrer qui?

– Le Suprême-de-Lumière...

– Non, je suis indigne de cela, et ne dispose que d'une énergie limitée. Mais je crois pouvoir te dire que peut-être, une part de toi et de moi le fera.

– Ne trouves-tu pas étrange que nous partagions en effet ce sentiment à la fois éthéré et réaliste? Il me semble même que notre dialogue est probablement le signe avant-coureur, autant que générateur, d'une pensée prémonitoire qui serait un peu comme l'annonciation ambigüe de quelque chose d'ambivalent: une nouvelle promesse… Laquelle serait faite d’un peu de nous pour être à la fois novatrice et réformatrice d'un avènement dont nous ignorons sciemment s’il se réalisera. Alors que secrètement notre subconscient s'y prépare déjà.

– Oui mon chéri. Et comme toi, j’avoue que quelque part je le sais. Mais pas plus que toi je ne peux sur l’instant me l’expliquer… Ça reste une notion intuitive. En fait, je pense que nous avons été créés toi et moi pour accomplir une mission qui est vraisemblablement liée à l'ouverture d'une nouvelle voie d'accès, un autre chemin qui serait offert ou à offrir... Quelque chose qui comme un vortex ombilical nourricier, serait à la fois le garant matériel et l’alimentaire spirituel. Une aide qui serait capable en puissance plus que mon grand-père, de rééquilibrer l'avenir défaillant de l'humanité. De lui donner l'occasion d'un autre commencement. L'émergence d'une histoire nouvelle. Avec à la clé: une action pré féconde, dont l'objet basique nous invite d'ores et déjà à revenir ici même, au centre de cette crypte où ma conscience intuitive me l'a commandé... À moins que ce soit pour servir en premier quelque chose d'abstrait, mais vivant… Une force m'appelle. Me voici à présent destinée à rencontrer ma vie par des voies jusque-là méconnues de moi. Pour me guider, je dois suivre les conseils émis par des voix que je suis la seule à entendre, car probablement internes à mon être. Des voix qui ont su créer un rapport direct via mon âme à ma fonction… Alors mon mari, puisque tel est notre lot. Puisque le lien du mariage nous a unis pour combattre les aléas durant le reste, et même, jusque par-delà l'inconnu de notre destinée, gardes bien à présent ma main dans la tienne, et ensemble, nous allons faire le vide en notre esprit, afin que ceux qui nous appellent par moi seule qui les perçois, puissent communiquer avec toi aussi; d'abord par l’élargissement de notre conscience et ensuite, jusqu'à en devenir assez proche de ce que je perçois quand j’atteins le nirvana Athsérian. Mon chéri, nous allons fusionner par le biais de notre anagogie. Plus encore unis qu'avant par le lien énergétique spirituel qui nous fait élan d'amour conjoint: c’est alors que nous devrions pouvoir entrer libres et vifs dans la dimension des défunts…

– Au moins, voilà qui m'indique qu'il s'agit des choses relatives à la mort...

– Ou à la vie éternelle mon chéri, et en l'occurrence, celle de l'âme méritante qui ne périt jamais...

 

C'est ainsi qu'eut lieu l’acte de translation conjointe de deux êtres de lumière...

 

Êtres mêlés, enlacés à se rompre presque:

Transcendance qui est prééminence d'amour.

Ils voyagent au-delà de la sombre fresque,

Vers l'espace en dentelle où s'infiltre le rai.

Et de n'être plus qu'un pour renaître à l'ajour,

Ils font que leur ciel bleu s'illumine de vrai.

S'aimer c'est brûler et porter haut la lumière,

D'une flamme dont l'éclat vif s'enivrerait,

D'alcool offert par des anges en prière.

Tandis que sur leur peau perlée s'épancherait,

L'enfiévrée sueur de leurs fronts qui se fondent,

Quand les corps mouillés sont soudés exténués,

Tandis que leurs yeux en ce bonheur se confrontent

Dans l'aura du bain qui les aura dilués…

 

¤

 

      Si par ailleurs le poète Lucien venait de pousser à nouveau la porte du boudoir bleu, c'était qu’à l'évidence il souhaitait obtenir des réponses précises. Démarche consistant à demander à sa mère de le guider dans sa recherche, et notamment pour lui parler du dernier flash visionnaire dont il avait été gratifié...

 

– Ton père, tu le sais, à d'autres moyens que les miens pour aider… Lui avait avoué Ashneene... et si une part de ce qu'il t'a dit s'est réalisé si vite, c'est peut-être que tu es investi d'une mission...

– Mais maman, je n'ai que seize ans! Et puis, je commence à peine l'approfondissement de mes études de biologie... Comment pourrais-je mener de front plusieurs actions d'envergure sans négliger l’une d’elles?

– Calme-toi mon fils... Et d'abord allonges toi bien sur le divan bleu… Maintenant ferme les yeux… voilà, c'est mieux… ton corps est-il détendu?... Laisse ton esprit se libérer... voilà… très bien… imagine à présent que tu as seize ans de moins... Que perçois-tu?

– Je ressens le toucher d'une vague qui s'en va vers le ciel... J'imagine des étoiles qui se noient en elle... Une tiédeur avenante m'envahit…

– Maintenant tu es revenu en moi... Tu es fœtus... Comment te sens-tu?

– Je suis bien, j'évolue cette fois dans une eau orangée... Je ne vois que de l'orangé entrecoupé de fins canaux rouges dont les ramifications font songer de multiples confluences... C'est étrange, je n'ai ni chaud ni froid... Je suis pourtant mal à l'aise, car physiquement à l'étroit… Il faut que je trouve une issue.

– Considère que tu n'es pas assez abouti, et qu'il te faut attendre encore... Maintenant, reprends ta régression... Tu recules vers ton précédent « soi-même »... Ton égo d’avant toi.

– Je suis indécis... Je crains l'abîme situé non loin de moi...

– Regarde par-delà cela... vers le lointain... À présent tu dois faire un pas dans cette direction... Que vois-tu devant toi?

– Il y a un tunnel ébloui par la lumière, une silhouette viens vers moi... Elle me fait signe.

– Fort bien, ton esprit d’avant t'a rejoint: à présent il te protège...

– La silhouette repart vers le tunnel.

– Suis là.

– Je... Suis comme aspiré... Je...

– Lucien... Que vois-tu?

– Je... me suis arrêté... je redoute quelque chose de froid et visqueux… C'est monstrueux... C'est... Une vouivre!

– Ne la crains pas ... Repousse là!

– Elle... Elle a disparu... Je continue… le tunnel se dilue, il s'efface... Je vois un lit d'hôpital... Et voici qu'à nouveau mon corps se déplace… mais cela ne dure… il est à nouveau arrêté par quelque chose… c'est un plafond... Je vois une minuscule lumière… Ou plutôt un point rouge, je crois... il y a quelque chose de puissant dans la pièce... je ne sais de quoi il s'agit, mais ça semble compatissant... Une main caresse le front d'un mourant... c'est juste une main... Sans bras... Je... J'ai un flash... J'ai mal... Je...

– Lucien que vois-tu et que ressens-tu?

– …..

– Lucien? Que fais-tu? Pourquoi ne me réponds-tu pas... Lucien!

 

De grimaçant, le visage du jeune patient était soudain devenu plus pâle et cireux qu'un cierge. Son corps se voyait secoué par des spasmes nerveux. Voici qu'il montrait à présent d'autres symptômes alarmants... Ce sont de rapides montées de fièvres…. Elles sont suivies d'hypothermie... Sa mère le rappelle... En vain, l'esprit de Lucien est peut-être déjà loin... comme déconnecté de son âme...Voici que son corps entre en catalepsie. Il est toujours en position horizontale, mais il semble flotter… Défiant l'apesanteur, il quitte imperceptiblement le velours du divan...

Après un temps qui parait une éternité à sa mère interloquée, il s’est tout de même arrêté à quelques vingt centimètres du plafond. Et voici que lentement le corps roide se met pivoter. Il se présente cette fois de face... Dos au plafond… Ses yeux sont révulsés... Par prudence, Ashneene a cessé toute sollicitation qui pourrait s'avérer fatale.

 

*

 

      Plus tard, après que Lucien eut recouvré sa nature et retrouvé sa position initiale. Quand sa mère l'avait réveillé et lui avait rapporté ce qui s'était passé... Il ne montra pourtant aucune surprise:

 

– C'est que, vois-tu maman, pour l'avoir déjà vécue, mais en rêve seulement: je n'étais pas certain de cette capacité que représente la rencontre de soi-même...

– Mon garçon, tu aurais dû m'en parler avant même que noue entreprenions la première séance... Car en intervenant contre ton gré, alors que ton corps était en état de lévitation, j'aurais pu te blesser... L'hypnotisme profond, à l'instar du somnambulisme, n'est pas dénué du moindre risque !

– Je sais, maman, mais c'était la meilleure manière que mon corps a su trouver pour élever mon esprit sans l’intervention de mon âme...

– Tu as, je pense, revécu la mort de ton enveloppe précédente. Ce qui expliquerait ton état cataleptique. Mais dis-moi: n'as-tu pas ressenti ou vu autre chose en même temps?

– En effet, j'ai revu Belzéé.

– Tu dois te méfier de ceci, car il doit s'agir d'un dédoublement de Satan lui-même.

– Père m'a assuré que je n'avais pas à le redouter. Alors, je l'ai suivi...

– Ne me dis pas que tu es assez sot pour te laisser posséder!

– Cette main qui caressait le front de mon enveloppe défunte lui appartenait. Il s'est présenté pour avoir été l'ami de ce « Lucien d'avant moi ».

– « Tu as été celui-là dont tu vois le corps froid » m'a-t-il précisé! Et il m'a tendu l'autre main, puis son image m'est apparue. L'instant d'après, il a ajouté: « À présent il te faut t'en retourner là-bas, car tu dois accomplir une mission surhumaine »… J'ignore de quoi il s'agit et pourquoi il en a fait mention en ces termes. Il m'a seulement conseillé d'aller de nouveau méditer là-bas, sur l'avancée de gravier, exactement à l'endroit où dans un flash, j'ai pu voir comme je te l'ai dit: le buste d'une ondine.

– Et bien, mon fils, je pense que tu dois suivre un chemin qui sera indiqué à ta conscience, et que je ne puis m'y opposer malgré que je craigne pour toi. Alors, vas, mais surtout sois prudent!

 

Lucien embrassa sa mère comme si c'était pour la dernière fois. Il retraversa la pièce dont il redoutait plus l'esprit de confinement que celui du diable lui-même, puis il ouvrit grande la porte salvatrice qui laissa s'engouffrer la lumière semi-artificielle que renvoyait la coupole dont l'énergie vibrante était sensée suppléer l'autre naturelle, trop souvent étouffée par l'édredon des nues polluées. Après le geste d’un dernier signe qu’il venait d’adresser à la divinatrice Ashneene, il s'en alla. S'attachant cette fois à suivre d'un bon pas le chemin qui conduit les hommes à accomplir leur destin...

 

¤¤¤

(Fin de la première partie)

 



23/10/2020
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