CHAPITRE CINQUIEME

La matrice

L’étrangeté du lieu disparaissait doucement dans la brume de sa pensée nocturne. Le poéte évoluait dans l'un de ses jeux hautement immersifs dont raffolent les amateurs du genre. Et puis son être avait quitté la matrice. Il aurait voulu prolonger son voyage. Le corps en apnée, il avait pourtant ouvert les yeux. C’est alors que l’éclaboussement de lumière avait tout emporté.

Nonobstant, Lucien repoussa son angoisse en même temps que les draps de son lit, faisant choir du même coup le rideau virtuel de son rêve.

Dans ce théâtre imaginaire, une intelligence extérieure s'était immiscée. Elle avait su guider le poète dans un ventre souterrain. La poussière qui en couvrait le sol ne parvenant pas à enterrer les esquilles d’ossements laissés par ses aïeux : cela perforait la peau fragile de ses pieds nus. Loin devant, un guide avait pointé un doigt qui faisait songer à une protubérance de chair en putréfaction. Sa couleur verdâtre estompait l’idée que ce fut l’index d’une main humaine. Écœuré, Lucien avait toutefois porté son regard dans la direction ainsi désignée. Il avait distingué une image quadrilatère s'affichant à la verticale, au bout d’un tunnel. Et puis son esprit avait quitté son corps…

Peut-être était-ce pour se préserver d’un danger dissimulé derrière cette porte couleur de feu ?

L’irrationnel est témoin de l’impulsivité humaine de nos calculs, de nos illogismes aussi. Tels sont nos principaux traits de caractère, pensait à présent Lucien en ouvrant toute grande sa fenêtre sur un paysage, qui de luxuriant, avait été réduit à une modeste futaie. La forêt y était manifestement surexploitée. Elle était victime de trop de coupes affouagères communales. Du coup, elle peinait à reprendre pied le long du champ de maïs transgénique qui l'avait aussi grignotée.

Il se rappela le moment précis où il s’était approché de la porte de métal rougie par un feu qui se présumait intense de l’autre côté. C’est à ce moment qu'une brusque impulsion l'avait réveillé. Alors, le poète s’était levé. Tout en luttant avec un pantalon récalcitrant qui le mettait en équilibre instable, car refusant obstinément à son pied gauche qu’il puisse s'introduire comme il se doit dans le pan de tissu, qui sournoisement, s'était replié à mi-chemin. De fait, il avait dû prendre appui de la main droite sur le rebord de la fenêtre, écrasant sans le vouloir une coccinelle imprudente.

Ne serait-il pas mieux, pensa-t-il, de vivre simplement sous la ramure avenante des arbres Faye, que de les savoir en souffrance, condamnés à disparaître en même temps que les êtres minuscules vivant parmi eux ?

La pensée de Lucien s’évade à nouveau. Il refuse d’admettre l’évidence d’aujourd’hui. Il voudrait que subsiste au cœur des forêts, ce que connurent les Druides et les Druidesses. Comme il s’y complaît à n’importe quel moment de la journée, il regarde fixement les choses alors que son esprit les photographie autrement. Il voit les grands végétaux sujets à une sorte d'eurythmie forte de luxuriance. Et ce, devant une cour, qui malgré son positionnement inférieur, sait pourtant se distinguer! Et voici, éparses dans un sol très moussu, de mouvantes fougères bleues. Leurs feuilles animées sont pareilles à des membres curieusement tavelés de nombreux yeux. Ceci rappelant les cocardes posées sur les ailes des papillons. Elles semblent occupées à scruter tout autour. Comme le feraient autant de commères indiscrètes. Mais qui, assurément alanguies de végéter dans cet endroit trop peu fréquenté à leur goût, s'emploieraient alors, pareilles à de très bonnes inquisitrices, à chuchoter entre elles. Absolument convaincues, car persuadées de leurs imparables déductions. Ceci afin d’user au mieux de ce qui leur semble agréable, tout en s'enorgueillissant de pouvoir montrer l'image pérenne d'une féminitude indéfinissable. Et c'est peut-être à les voir onduler une échine approbatrice, tout en émettant des ondes de propos parfaitement amphigouriques, que plantés çà et là incongrus, des fongus colorés montrent à leur tour des allures instables... tout prêts qu'ils sont à disséminer leurs cellules reproductrices de satyres malodorants.

– Nul ne saurait prouver que sur cette Terre il n’existe d’autres vies intelligentes qui ne seraient faites uniquement que de matière et de chair élémentaires. Et donc refuser la possible présence d'êtres qui seraient mieux pourvus en part de mystère, tout en restant proches de ce que sont les humains, se dit encore le poète.