le monde merveilleux de lucien

le monde merveilleux de lucien

CHAPITRE DEUXIEME

2

 

 

 

 

 

      Dormant encore à l'Est mouvant de la Terre qui se préparait visiblement à expulser la nuit, Hélios semblait en mal d’inspiration. Mais, comme à chaque fois, sitôt l’ombre gommée, il allait pourtant darder d’autres lances en direction des pires stigmates que la guerre mondiale infligeait à la face affligée d’une planète sauvagement endeuillée.

 

Ici et là, témoignant des restes naïfs d'une civilisation exsangue et y croyant moins qu’ils ne s’y accrochaient encore, malgré l'horreur bien trop visible de partout, car voulant sauver l’idée d’un improbable dieu d’amour... des vivants égarés allaient bientôt se lever, se laver et se vêtir.

 

Il leur convenait d’honorer comme il se doit ce jour particulier.

« C’est l’anniversaire de l'assomption de Marie » avait proclamé Eugenio Maria Giuseppe Giovanni Pacelli, élu pape le 2 mars 1939 sous le nom de Pie XII...

 

Et cela serait... Malgré toute cette haine matériellement visible et mondialement colportée par le comportement diabolisé de beaucoup des peuples d'humains de la terre.

Alors même que Satan parvenait à en vivre viscéralement !

L’ange ténébreux existait donc à la fois par eux et parmi eux. Puisque comme eux, il était lui aussi maculé de tout ce sang noir que l’on chaulait, comme se blanchira dix-huit ans plus tard, à Berlin, le mur de la honte ou encore celui de Gaza en l’an deux-mille-huit.

 

Mais rien ne saurait véritablement s'oublier...

 

Le silence de la nuit faisait froid dans le dos. On eut pu croire que la vie même avait déserté la vieille cité. Prélude mortifère pour des gens persécutés dont l’avenir s’annonçait aussi invivable que la veille...

Dans le ciel qui attendait l'aube, les restes déchirés de quelques nues lourdes de conséquences faisaient enrager la lune. Cependant que ça et là s’insinuait un rai protecteur. Langue de vipère, reniflant le ciel depuis la terre et s'ingéniant à le fouiller comme s'il s'agissait d'une monstruosité monumentale.

 

Forme faible et dérisoire, entre les mains gantées latex d’une sage-femme fatiguée, un petit être au teint bleu venait de paraître. Pauvre corps inanimé dont le mutisme ne promettait guère.

 

Au dehors, un peu de l'atmosphère faussement complice du génocide généralisé se prit soudain à valdinguer dans la turbine égosillée d'une sirène angoissée. Tandis que par le Sud-Est se percevait, inexorable, le son d'un vrombissement assassin.

L'essaim meurtrier naviguait comme au jugé. S'attendant à se voir bientôt chirurgicalement dépecé par les faisceaux lumineux d'indécents cyclopes sournoisement accouplés à des gueules d'acier, toutes prêtes qu'elles étaient à cracher les obus meurtriers de la défense contre aérienne...

 

Dans la grande salle, chacun retenait son souffle. L'on se comportait comme si on voulait à la fois singer le nouveau-né, à présent exsangue et appeler comme lui au silence. Histoire de se protéger, par dérision, d'un ennemi qui vous cherche…

On pouvait encore entendre à ce moment pré-apocalyptique, le bourdonnement maladroit d'une mouche à viande. Elle s’était lamentablement fourvoyée derrière l'occultation de toile noire de la baie vitrée dont les bords, mal ajustés, laissaient tout de même filtrer, épisodiquement, l'éclaboussure mortelle des lumières artificielles de visée qui œuvraient déjà en direction du ciel.

Étranger à tout cela, l'insecte au corps infect continuait de se ruiner les ailes sur les vitres désobligeantes de la grande fenêtre. Elle avait été entièrement grillagée de l’extérieur. Par précaution.

 

     Le petit être fripé s'était-il trop obstiné à vouloir rester dans son monde aquatique ? Celui chaud et protecteur du ventre d'où il venait… ou refusait-il d'instinct qu’on le sépare du placenta nourricier de la mère ? Croyant surseoir, peut-être ainsi, à la colère d'un horizon de plus en plus déchiré par la mouvance zébrée des nombreux pinceaux blancs de la DCA. Lesquels, projetaient à qui mieux leur énergie élancée, plus inquisitrice et froide qu'un rasoir sidéral qui disséquerait la peau fanée d'un soleil mourant.

 

Près de la table d'accouchement, la triste clarté d'une lampe à carbure, visiblement éméchée, avait trop modestement remplacé la lumière de la lampe à iode. On l'avait promptement éteinte pour la circonstance, mais c'est alors que chacun ici semblait vaciller dans son ombre gênée, que ce qui restait de nuit se mit subitement à vomir de l'acier. Confirmant l’absurdité humaine, puis se concrétisant au sol par un ouragan de feu dont le souffle dévastateur véhiculait partout une poussière étouffante issue des gravats des maisons éventrées...

Dans le local encore debout, étonnamment intact, l'urgence d'un choix stratégique devenait incontournable. Il convenait certainement de quitter au plus vite la salle d'accouchement, lieu devenu précaire, afin de rejoindre un abri plus sûr. Alors, une main impatiente gifla les fesses du petit corps inerte, et le visage bleu s’anima enfin. Ouvrant une bouche capable d’engloutir la lune… Le bébé aspira du même coup un peu de l’air moite environnant… Mais la douleur consécutive à cette bouffée, pourtant insuffisante d’oxygène, lui fut ressentie de manière si atroce que ses pauvres poumons, alors qu’ils avaient enfin consenti à se déployer, se contractèrent aussitôt sous l'effet inévitable d’une abominable sensation de brûlure. Pareille à une déchirure interne. Absolument insupportable.

Et puis le nouveau-né se mit à hurler… Tout en prenant radicalement l'aspect rubicond de la vie dans la colère.

De l’autre côté des murs abasourdis, les instruments démoniaques faisaient leur sale boulot. Les bombes incendiaires déclenchant des feux grégeois qui à leur tour incendiaient les êtres. Et puis, trop proche pour ne pas être révélatrice, il y eut cette lumière aveuglante, immédiatement suivie d'un souffle qu’accompagnait le vacarme d’une violente explosion. Alors on vit se lézarder les murs et s'effondrer le plafond du dispensaire par plaques entières. L'une d'elles pulvérisa l'armoire de verre renfermant les accessoires opératoires stériles, en même temps que les vitres brisées de la grande fenêtre s'éparpillaient en minces esquilles, aussi coupantes que des bistouris :

 

– Ça n’est pas tombé loin ! fit une voix aiguisée par la peur...

 

Cette inutile précision de la Sage-Femme était assortie d'un sinistre augure : un éclat de l'énorme bombe américaine, tombant sur Charleville-Mézières à côté de sa cible, venait littéralement de décapiter la marraine désignée de Lucien. Le sort ayant fait qu'en prenant la décision tardive de traverser sa cour, dans le but de rejoindre l'abri le plus proche, elle s’était précipitée d'un pas inéluctable à la rencontre d'une mort violente qui l’attendait là... sur le pavé.

 

Et c'est ainsi que, émergeant à son tour mais quatre-vingt neuf ans plus tard, Lucien apparut, sous les bombes, à deux pas du lieu où naquit avant lui le turbulent Arthur Rimbaud.

 

   

     

 



13/02/2020
28 Poster un commentaire

A découvrir aussi


Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 13 autres membres