le monde merveilleux de lucien

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CHAPITRE DIX

 

10

 

 

– La peste soit du mauvais temps s’emporta Lucien: voilà bientôt une semaine qu’il pleut !

 

      Pour un pelleteur de nuages, c’était inacceptable! Lucien avait pourtant chaussé ses bottes de caoutchouc et s’était décidé à braver les intempéries. Il voulait se rendre dans un de ces lieux forestiers qui sont presque comparables à leur état vierge et sauvage d'origine [malgré le modernisme qui les assaille au fil des ans] car non encore atteints par les coupes affouagères communales en raison d’un accès réputé lointain et difficile. C'est ainsi que le poète se plaisait toujours à découvrir, ou redécouvrir, des lieux à l'allure sauvage. Il les rejoignait en effectuant parfois des pénétrations hasardeuses, car souvent rendues laborieuses par la présence de ronciers et autres taillis d'épines, qui sont autant de barrières naturelles protégeant des repaires de biche ou même le dangereux sanglier solitaire… Sauf que s'il allait lui aussi dans ces endroits, c'était pour s'y asseoir afin de méditer. S'y sentant suffisamment isolé du monde. Et c'est alors qu'il communiait en profondeur avec la nature. À l'abri du dérangement des autres promeneurs, et même des chasseurs généralement moins obstinés que lui.

 

Oh, certes, il n'était pas encore question pour lui de voir [sinon qu'à percevoir plus qu’imaginer] ce que les yeux de la douce Athénéïse connaissaient plus précisément que lui! Et puis le fait d’obtenir un vrai pouvoir élargi des sens combinés qu’ont su conserver quelques humains plus ou moins proches comme lui des milieux féeriques, ne s'improvise pas. Et si le souffle des rares fée-ondines, issue des lignées de Frères Ancêtres [ces Fès-dieu cousins de la Déesse Ardvina] ne l’effleurait guère, il espérait cependant trouver un jour le moyen de provoquer, sinon un contact mental, au moins la perception attendue de quelque phénomène vibratoire intéressant…

 

En tant que poète, il était déjà sensible à beaucoup d'émotions. Et puis il possédait une sorte de don inné. C'est ainsi qu'à défaut de voir "des choses" autrement que par images mentales fugitives, Lucien était tout de même capable de percevoir clairement ce que d'autres hommes ne pouvaient que piètrement imaginer. Et puis, s'il l'avait voulu si fort ce jour-là, c’est peut-être qu'une sorte de sentiment profond s'obstinait à vouloir le "jeter" sous la pluie. Comme on plonge tête baissée dans la gueule béante d'un gouffre-mystère… Au fond duquel se devinent pourtant des eaux noires qui pourraient bien se révéler criminelles.

 

Cela avait dû certainement dégouliner de son subconscient, et probablement l'exacerber… Au point de l'obliger, aujourd'hui, à tenter l'aventure d’affronter ce qui ne pouvait qu'être l’annonce d’un grand désastre diluvien... Et notre poète téméraire en fit rapidement l'expérience! "Embrassant" une première fois la gadoue, à peine fut-il allé de quatre-cents mètres, depuis la route goudronnée qu’il avait fini par quitter pour emprunter ce chemin glaiseux. Et le voici donc, une botte avalée par la succion d'une eau trouble qui s'était installée dans le lit généreux que lui procurait une profonde ornière, tandis que l'autre, glissant à son tour, positionnait peu à peu ses jambes pour l'amorce incontournable d’un "grand écart" incontrôlé! Alors qu’en le voyant en si mauvaise posture, un écureuil malicieux qui le regardait faire tout en grignotant un gland savoureux, devait penser, pathétique, qu'il venait de rencontrer le Dahu Ardennais! Être bizarre, que la légende considère, hésitant parfois comme son homologue vosgien, à poser les deux jambes qu’il a plus courtes que les deux autres, sur le côté de la colline correspondant. Cherchant peut-être ainsi la clé d’un dogme naturel à deux vitesses. Tâtant prudemment son versant exotérique ouvert, et donc connu de tous, par rapport à celui ésotérique, accessible seulement par quelques élus qui seraient choisis pour en partager avec lui les mystères...

 

– Ça démarre fort ! Se dit tout haut Lucien! Et naturellement, mon grand parapluie noir se trouve à être retourné par le vent! Le coquin me lâche sournoisement et se marre de toutes ses baleines. Et voici que quatre d’entre-elles en sont même carrément pliées en deux! Eh bien, ronchonna cette fois le poète: tant qu'à être trempé, autant rengainer l'inconvenant accessoire, ou m'en servir comme d'une simple canne...

 

Alors il choisit de couper cette fois à travers champs, pour gagner autrement le couvert de la forêt. Mais c'était sans compter avec d’autres facéties! Il n'avait pas fait vingt mètres de plus qu'il se planta, cette fois carrément des deux jambes, dans un trou marécageux. Naturellement, une eau malicieuse et glacée en profita pour aussitôt s’engouffrer par le haut de ses bottes...

 

Sans être une grenouille, Lucien n'était pas homme à craindre l'ondée, mais cette fois il ne put s'empêcher de pester à nouveau :

 

– Non d'un p'tit bonhomme! Cette fois c'est complet!

– Oui! Lui répondit alors une toute petite voix à l’intonation vaguement féminine.

– Oh, le pauvre, fit une autre...

 

Et le poète interloqué, d’opérer un tour d'horizon visuel, pivotant du tronc au maximum... Ce qui eut pour effet de lui faire perdre l’équilibre!

 

Dépité et trempé, notre brave Lucien se demandait si son cerveau ne lui faisait pas le "coup" du schizophrène béatifié par une voix qui pourtant serait la sienne! Et s'il n'avait pas encore remarqué les deux minuscules Dryades espiègles qui lui parlaient, c'est qu'elles le suivaient discrètement depuis un bon moment… Et que s'il ne les voyait pas, il avait tout de même perçu leur petite voix… Alors cela prouvait au moins qu’il avait eu raison de faire mention dans une nouvelle de son cru de l’existence d’un possible peuple de la flore, minuscule par nature.

 

Passé cette autre embûche, et se prenant à mieux repenser la Forêt de son enfance, il atteignit enfin l'orée convoitée. Il s'y engagea aussitôt d'un bon pas. Le corps plus serein. S’engouffrant sans le savoir, sous la même archivolte naturelle, faite des voussures de branchages entremêlés, qu'une certaine poétesse rousse, douée mieux que lui de sensibilité naturellement innée, avait coutume d'emprunter certains soirs de pleine lune…

 

– Ma foi Monsieur, il se trouve que vous foulez à présent un sentier, qui est à une Belle, destiné.

Cette fois Lucien ne fut pas pris au dépourvu. Il avait pressenti le petit être qui venait de se poser sur son épaule gauche.

– Je dirais même plus!... Déclarait une autre voix qui le fit sursauter, car venant cette fois du côté droit...

– Bonjour! répondit doucement le poète: me voici donc flanqué d'une véritable escorte!... Vous m'en voyez ravi! Bien qu'un peu d'aide tout à l'heure m'eut été plus utile que les sarcasmes de deux galopins invisibles et gentiment facétieux.

– C'est que Monsieur, notre mission est d'importance.

– Que voulez-vous dire, petits sacripants?

– Sacripants…, sacripants…, sachez tout de même Monsieur que nous totalisons Kry et moi deux-cent-sept ans! Et qu'en l'occurrence, si gamin il y a par ici, ce ne peut-être que vous qui n'en comptez guère plus de trente...

– Houlà! En effet! Alors dans ce cas je vous fais mes excuses!

– Vous faites bien Monsieur, car nous sommes mandatés...

– Puis-je s'il vous plaît, vous demander pourquoi et par qui?...

– Nous sommes ici par la grâce volontaire d’une Fée-ondine, et sachez Monsieur que si vous ne la voyez pas mieux que vous nous avez jusque-là ignorés, pareillement que les ornières, elle par contre vous voit de loin, et depuis un bon moment déjà !

Alors s'ensuivit un subtil froissement d’ailes, car les deux minuscules hommes papillon bleus, qui tout à l'heure n'étaient guère plus gros que des puces de chat, apparemment satisfaits de leur effet, amorçaient simultanément un même envol depuis les épaules de notre ami poète. Ce faisant, ils cachaient tout de même un sourire de connivence dans leur minuscule barbe bouclée à peine grisonnante.

 

*

 

      À suivre néanmoins ce chemin « défendu » par une fée, Lucien qui l’empruntait pour la première fois cru finalement n'aboutir qu'à un néant d'incertitude équipotentielle. La Claire, ayant été engrossée par la pluie généreuse, avait accouché d'un spasme aquatique si démesuré que le débordement du ru ne trouvait de détente que par l’obtention d’un lac nouvellement créé, au centre duquel trônait une île à l'aspect indéfinissable...

 

À ce moment précis, notre pelleteur de nuages ignorait évidemment qu'après l'envol des Dryades, un autre charme se jouait de lui… S'il ne voyait de ses yeux d’homme qu'un îlot conséquent de nature étrangement apaisée: il avait bien devant lui le site du manoir où Gabryel recevait au même moment, mais dans une autre dimension de la terre, la belle Athénéïse… Pourtant, l’image perçue ne montrait rien du manoir. Pas plus que Lucien ne pouvait voir davantage l'ondine qui à moins de dix mètre lui souriait... Ne pouvant aller plus avant, le poète s'était arrêté au bord du lac.

 

Sur l’île, s’apercevant derrière quelques grands sapins verts, il pouvait voir un arbre-fée, dont les hautes branches semblaient capables d'égratigner un bout de ciel étonnamment redevenu bleu...

 

Tandis qu’à ses pieds, l’image confidente de sa silhouette se reflétait dans des eaux si étranges et vertes, qu'elles lui paraissaient à la fois dangereuses et hospitalières, il semblait à l'esprit troublé du poète, que l'osmose dans laquelle il baignait attendît d'y pouvoir noyer l'essence déshumanisée de son être en perdition. L’invitant à pénétrer en elle. Il y avait bien ce rêve étrange qui, en laissant son corps dans son lit, inlassablement conduisait chaque nuit son esprit jusqu’à ce même endroit qu’il venait seulement de découvrir. Mais il se trouvait que Lucien se réveillait à chaque fois qu’il entrait mentalement dans l’eau…

Et voici qu'aujourd'hui il était parti sous la pluie battante, pour arriver jusqu'ici! Dans une sorte de pentacle où il faisait beau...

Certes, le songe était rédhibitoire! Mais à présent il se muait en réalité! Pourtant, il manquait un élément au décor naturel: l'image d'une Belle. Celle qui dans son rêve paraissait se mouvoir dans un halo bleu. Superbe entité de la nuit. Resplendissante sous la lune. Dont il connaissait parfaitement le visage. Puisqu'il avait même conversé avec, en vrai… Sauf que la femme de son rêve lui paraissait à la fois identique mais différente. Sculpturale et admirable. Pareille à une vivante statue de jaspe. Elle avait les mêmes longs cheveux d'or feu que l’autre… La belle paraissait alors dans ses rêves, comme une princesse malheureuse, qui serait prisonnière d'une nuit ancestrale. Une déité enchaînée à la gracieuse féminité éblouissante d'une forêt pastorale!

 

Hélas! Pensait Lucien qui pour cette fois n'était que trop bien éveillé: je ne suis qu'un poète raté, une fille aussi belle n'est pas pour moi...

 

Il se sentit soudainement envahi d'un mal-être incompréhensible. Alors son misérable corps se mit à osciller. Ce faisant, il se penchait dangereusement vers l'eau mystique. D'ailleurs, il avait fermé les yeux. Étrangement, il offrait à son destin le choix de laisser basculer son être désenchanté vers l'onde, ou bien de le faire s'écrouler, épuisé, sur la berge, tel un pantin suiffé qui à la manière d’une chandelle aurait brûlé ses ficelles par les deux bouts. Tout cela était bien étrange en vérité. Notre poète n'ignorait pas qu'à force de "pelleter les nuages" on risquait de déranger les anges… Et même le temps! Mais rarement à ce point…

 

Alors, qu'en était-il de son propre temps?

Le vivait-il directement?

Ou bien était-il question de son "avant" ?

 

Lucien se disait qu'il ferait bien de cesser ses longues méditations en forêt. Surtout quand cela se soldait par un désespoir si profond qu’il le clouait aujourd’hui au bord d'un lac, dont l'eau devenant étonnamment lisse et noire, semblait vouloir l'appeler…

Était-il vivant ou mort? Il ne savait plus très bien…Ce qui était certain, c'est qu'il était représentatif de ce "Pelleteur de Nuages" dont il a fait l'élément clé de son premier livre… Et que c'est bien de sa propre histoire qu'il y est question!

 

 

 



21/02/2020
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